Le Monde – 8 octobre 2019. La forêt européenne se consume elle aussi. Ph Gourmain

L’Etat s’émeut des incendies en Sibérie et en Amazonie, mais devrait surtout agir pour aider les forêts françaises à faire face aux conséquences du changement climatique, estime l’expert forestier.

Les forestiers sont habitués aux grandes crises qui frappent les forêts du pays tous les dix ans environ. Les tempêtes de 1987 en Bretagne, de 1999 sur les deux tiers du pays et de 2009 en Aquitaine sont encore dans les esprits. A chaque fois, les quantités impressionnantes d’arbres à terre avaient entrainé l’effondrement des cours du bois. Seules des aides massives avaient permis de reconstituer les surfaces détruites. 900 millions d’euros ont été investis par l’Etat après la tempête de 1999, 500 000 millions après celle de 2009.

Depuis deux saisons, c’est un autre phénomène qui touche les forêts : sous l’effet de deux sécheresses successives, de plusieurs épisodes de canicules et des attaques d’insectes, épicéas, sapins, hêtres, pins sylvestres d’un grand quart Nord-Est dépérissent.  D’ores et déjà, l’ONF qui gère les forêts publiques, estime que 60 000 ha sont sinistrés. Si on y ajoute les surfaces de la forêt privée, plus difficiles à estimer en raison d’un grand morcellement, on dépasse les 100 000 ha, l’équivalent de 20 % d’un département français. Avec une valeur de l’épicéa qui est passée de 60 à 15 €/m3 en moyenne, cela représente une perte financière considérable pour les communes forestières, pour l’Etat propriétaire des forêts domaniales et les propriétaires privés qui n’auront pas les moyens de reconstituer les parcelles détruites.

Ce qui frappe dans cette crise, c’est sa durée interminable, son caractère global puisque feuillus et résineux sont touchés, et sa dimension européenne. Les dépérissements impactent les forêts sur un grand arc qui s’étend des Balkans à la Scandinavie. Les pertes cumulées en Europe dépassent largement les 100 millions de m3 correspondant approximativement à une année de croissance de l’ensemble de la forêt française.

Victime et solution

Il faut se rendre à l’évidence, la plupart de nos essences forestières ne sont plus adaptées au changement climatique, aux pics de température extrêmes et aux sécheresses à répétition. Comme les chercheurs de l’Inra l’annonçaient il y a plus de 15 ans, les aires de répartition d’essences comme le hêtre, le sapin ou le chêne pédonculé vont se réduire, confinant les survivants en altitude, dans des versants Nord ou des fonds de vallée très frais. Les espèces végétales sont cependant capables d’adaptation voire de « migration ». Après la dernière glaciation, les chênes ont profité du recul des glaces pour coloniser la France en 2000 ans, soit un déplacement d’environ 500 m par an. On peut aussi espérer qu’au sein des communautés végétales, la sélection naturelle fasse émerger des individus plus résistants. Mais le phénomène est d’une telle violence que les mécanismes naturels d’adaptation ne suffiront pas. Nous devons donc nous préparer à plusieurs décennies de grand remplacement végétal avec un changement profond de nos paysages forestiers.

Et pourtant, si la forêt est la première victime du changement climatique, elle est aussi une partie de la solution ! Les politiques de lutte contre le changement climatique comprennent deux volets principaux : la réduction de l’usage des énergies fossiles et l’augmentation du stockage du carbone par les forêts. La mise en place du premier volet se heurte à nos propres contradictions. Réduire les émissions de CO2 implique non seulement de verdir notre économie mais aussi de modifier notre alimentation, notre façon de nous déplacer et de voyager. C’est un changement de notre mode de vie actuel que nous ne sommes pas spontanément disposés à abandonner.

Accompagner la mutation végétale

Dans ce contexte difficile pour les Etats, améliorer les capacités de stockage du carbone par la forêt apparait comme une voie porteuse d’espoir. Planter des arbres peut donc non seulement améliorer la pompe à CO2 que constituent les forêts, mais c’est aussi la condition nécessaire pour assurer la continuité de la production de biens et de services par les forêts. Rappelons qu’une forêt produit du bois qui est la seule matière première renouvelable. A l’inverse de matériaux comme le béton ou l’acier très gourmands en énergie, le bois est un matériau « bas carbone ». Le développement du bois énergie, c’est-à-dire l’utilisation de sous-produits de la forêt pour produire chaleur et l’électricité apparait également comme une substitution aux énergies fossiles.

Mais la forêt n’est pas qu’une « usine à bois ». A l’inverse des paysages agricoles dans lesquels la biodiversité s’est effondrée en quelques décennies, la forêt a conservé une biodiversité correcte parce qu’elle est globalement gérée de manière extensive avec peu d’intrants.  La forêt est en outre une source essentielle de ressourcement pour une population de plus en plus urbaine. La forêt joue également un rôle fondamental dans le cycle de l’eau en préservant la qualité de l’eau potable. Enfin, la couverture forestière assure une protection efficace contre l’érosion et les glissements de terrain en montagne.

C’est parce que la forêt doit continuer à remplir toutes ces fonctions, au premier rang desquelles le stockage du carbone, qu’il faut accompagner cette vaste mutation végétale. Les forestiers européens devront rapidement inventer de nouveaux modes de gestion qui associeront des essences locales et des variétés provenant de régions plus méridionales. Les moyens à consacrer à ces travaux sont considérables. On peut estimer que la reconstitution des 100 000 ha de forêt d’ores et déjà condamnés nécessitera un investissement de 3500 €/ha ; montant pouvant même dépasser 5000 €/ha s’il faut protéger les plants contre les cervidés devenus surabondants. L’ensemble de ces travaux correspond à un budget de 350 à 500 millions d’euros au minimum… 

Cet été, l’opinion s’est émue à juste titre des incendies en Sibérie et en Amazonie. Moins spectaculaire sans doute, mais beaucoup plus proche de nous et tout aussi inquiétant, la forêt européenne, notre « poumon », se consume elle aussi. Il est grand temps de concevoir un plan pour financer la recherche opérationnelle sur les nouvelles pratiques forestières et leur mise en œuvre à une vaste échelle. Quand l’ampleur de la crise écologique a tendance à conduire à un abattement collectif, voire à une forme de « climato-dépression », s’engager au niveau européen dans ce projet fédérateur apporterait à nos concitoyens des perspectives enfin positives.